Je vais évoquer quelques livres d’Edith Azam et mon petit exposé s’appelle « Trembler en rigolant avec Edith Azam ».
L’oeuvre d’Edith Azam est une oeuvre :
rare foisonnante
angoissée joueuse
paranoïaque aventueuse
grave drôle
tragique enfantine
baignant dans les terreurs nocturnes lumineuse
marquée par l’enfermement libre
emprunte de folie furieusement lucide
partagée entre l’épuisement et l’abattement
d’une énergie folle
d’une
cohérence
impeccable.
Normalement quand on fait comme ça des listes de mots contradictoires, on met un MAIS entre.
Mais Azam n’a pas de MAIS. Azam c’est du ET. Du AVEC. Du PARCE QUE.
La grande joie ET l’angoisse, la folie AVEC la cohérence, l’impossibilité d’un rapport serein au monde PARCE QUE c’est à ce prix-là que naît l’énergie pour la dépasser.
Le monde l’Edith Azam, le monde de la poésie d’Edith Azam, est un monde de dépression, d’angoisse, de monstres imaginaires qui vous rendent la vie impossible. Il y a JE (parfois ON) et il y a LES AUTRES (parfois L’AUTRE). La communication est absolument bouchée entre eux.
Ne pas communiquer c’est ne pas connaître. Ne pas connaître c’est avoir peur. Aussi, la vie dans le monde de la poésie d’Azam est-elle surtout la peur de la vie.
Mais il y a l’écriture : parfois un outil, parfois une arme. En tout cas un stimulant. Pour que la vie soit possible quand même.
Dans Létika klinik, premier livre paru au Dernier télégramme en 2006, l’héroïne est dans une maison de repos aux prises avec ses propres angoisses, une psychiatre, un écureuil une bouteille de Perrier. Et aussi une brochette de patients aussi souffrants qu’elle. Elle s’accroche aux bulles, aux lumières du parc, à son angoisse même pour créer un petit monde à la fois fragile et drôle
Moi
Je fais du vélo dans ma tête.
Je fais du vélo dedans moi,
Je pédale à toute vitesse
Je pédale et j’avance pas.
(…)
Ce que je sais pas faire c’est quoi ?
Ben si j’savais ben j’saurais l’faire !
Elle a hoché la tête, Psychiatre.
Mais moi ma tête elle sait pas
Elle tourne à plat
Elle tête à tête.
Alors je fais face à ma tête,
Et comme je sais pas quoi lui dire
Ben dedans, je fais du vélo !
Elle a souri Psychiatre
(…)
Dans Du Pop corn dans la tête (Atelier de l’agneau 2013) la dépression se fait à domicile. Principal symptôme : l’épuisement. Incapacité à suivre ce qui se passe autour. Tout mouvement, toute communication donne lieu à un stress insupportable – même l’amour. La narratrice – si on peut l’appeler comme ça – a tendance à s’endormir à la fin de chaque poème. À l’image de ce personnage endormi qui accompagne le texte dans les dessins de l’autrice, au grand corps grâcieux, mou, yeux fermés, frère dépressif des êtres imaginaires de Tove Jansson.
Me pomponne au popcorn
depuis plus de trois jours
ça fait un jus d’maïs dans mes os
Kopan-Bretan il dit
il dit que je f’rais bien
de fair’ de l’XXXZZZRRRcice
Moi trouv’ le mot trop compliqué
des mots pareils c’est la torture
c’est bon pour se défigurer
Pffff….
Ça m’stresse le langage
ça m’stresse…
Avec On sait l’autre POL 2014 et Poèmes en peluche Le port a jauni 2021, on entre dans le royaume de la panique. La panique version enfant dans Poèmes en peluche. La panique version adulte dans On sait l’autre.
Et là, je pose une question : est-ce que ça existe, les adultes ? Je veux dire, est-ce que ça existe pour de vrai ? Rien n’est moins sûr. On dit souvent que l’enfance est l’âge des peurs irrationnelles. Que les terreurs nocturnes commencent vers deux ans. OK. Mais. Dans Poèmes en peluche on en trouve toute la panoplie : les loups, le noir, l’inconnu, les petits bruits, les monstres sous le lit, etc.
Et dans On sait l’autre : la parano. On est enfermé dans sa maison, à attendre, à avoir peur, et de quoi ? De L’AUTRE. C’est-à-dire : de l’inconnu, du silence, des petits bruits. On est comme un des petit cochon qui attendrait le loup. Mais le loup n’arrive pas.
L’autre, on le voit de loin, il arrive bras ballants, on entend son pas lourd, son pas fait scrcsh sur le gravier. On le voit de loin, l’autre, il agace. Il nous agace de voir si loin. Voir jusqu’à lui, jusqu’à cet autre, c’est une anomalie : ça nous cloche. Voir l’autre de si loin, c’est anormal. Oui, c’est ça le mot à dire : A-NOR-MAL. On le répète trois fois de suite, trois fois fois fois, trois trois, on répète. Cela ne change rien aux choses, juste que la répétition permet une transition simultanée.
À un certain niveau la panique fait mettre le feu à la maison, détruire la bibliothèque, coller les papiers administratifs sur ses murs, soupçonner trois chevaux qui paissent dans le pré voisin d’organiser des massacres et des messes noires… noires, comme l’humour cruel avec lequel Azam démonte les mécanismes par lesquels on se crée des superstitions à soi tout seul, quitte à dériver doucement vers une xénophobie sûre de son bon droit…
Alors on le sait, c’est toujours dans sa tête qu’on s’enferme. Mais il y a une clé. Une clé qui est une source d’énergie de joie de dynamisme et d’humour. Et qui est l’écriture. Une écriture jouissive, inventive, musicale, pleine des muscle et de la chair qui manquent à ses personnages paumés.
Azam est née en 1972 – fin de la génération des Tarkos, Pennequin, Quintane, etc. Une génération qui a beaucoup investi sur chair du texte, sur un ton évoquant souvent l’art brut ou naïf aussi, avec une prédilection pour les jeux de répétition. Azam intègre toujours cette esthétique dans quelque chose qui va ressembler à un récit, toujours un peu mythologique. Parce que créer ses propres monstres, jouer avec, les faire danser un moment et puis les enfermer dans la couverture d’un livre, c’est encore le meilleur moyen d’exorciser ses peurs.
C’est ce que nous dit la fin de Poèmes en peluche :
On a fait un grand feu
on s’est mis nus pour danser tout autour.
On a peint nos visages
pour les voir briller dans la nuit.
Certains avaient des bâtons sacrés dans les mains.
D’autres lançaient en l’air des balles invisibles.
Autour de nous tournait la vie.
Et tous étions tous là
à nous remplir d’enfance
dans le bruissement doux
du silence des astres.
GRÉGOIRE DAMON