Un coup de poing de 343 pages.
Des deux poings en même temps, car il s’agit d’une édition bilingue.
Quarante-trois poètes d’Amérique latine – pas du sud, le Mexique est en Amérique du nord et le Guatemala en Amérique centrale – d’Amérique latine hispanophone, à savoir : Rodrigo Carter, Oscar Hahn, Hector Hernandez Montecinos, Nicanor Parra, Raul Zurita (Chili), Juan Carlos Olivas (Costa Rica), Humberto Ak’abal, Luis Arango, Manuel Arce, Rosa Chavez, Rafael Molina, Lucia Escobar, Javier Flores, Regina José Galindo, Roberto Monzon, Francisco Morales, Mario Roberto Morales, Julio Palencia, Javier Payeras, Luis Carlos Pineda, Rafael Romero, Julio Echeverria, Vania Vargas, Eduardo Villalobos (Guatemala), Leonel Alvarado, Roberto Sosa, Clementina Suarez, José Manuel Torres (Honduras), Alberto Blanco, José Pacheco, Jonathan Ruiz, Javier Sicilia (Mexique, Alejandra Sequeira (Nicaragua), Edu Barreto (Paraguay), Montserrat Alvarez, Luis Miguel Hermoza, Mario Montalbetti (Pérou), Luis Borja, Roque Dalton, Krisma Mancia, Roxana Mendez, Miroslava Rosalez (Salvador), Eduardo Galeano (Uruguay).
La liste est longue mais il faut citer tout le monde, sans hiérarchie : c’est bien la même Amérique qu’implacablement dessinent les poèmes réuni, marquée par un XXème siècle de dictatures, massacres, guerres, coups d’Etat siglés CIA – le XXIè fait avec les restes, violence, corruption, narcos, féminicides à dimension industrielle, expropriation, génocides.
Quantités des poètes réunis ici ont connu l’exil, la torture, la mort violente de proches. Que faire de cet héritage ? Comment vivre, où trouver des subterfuges pour exister, grandir, aimer, quand chaque geste du quotidien, chaque pensée porte le poids d’une histoire à peu près aussi terrible que les années 40 en Europe, mais dont quasiment personne ne parle en occident ?
Comme le dit Julio C. Palencia :
Nous sommes là
les rejetons
illégitimes de la postmodernité
nous autres.
Les fantômes de pays saignés à blanc
jour après jour enfantés sans toit
nous autres.
(p.83)
Fuego del fuego peut se grappiller en ouvrant au hasard, mais ce n’est pas la traversée la plus gratifiante. On n’a pas affaire à une simple juxtaposition : Laurent Bouisset, traducteur et maître d’œuvre, a fait le choix d’une composition dynamique en trois grands ensembles : « Surmonter les désastres », « Celles & ceux qui ne sont rien », « Loin des sarcophages ». Ce qui, magiquement, transforme un catalogue de poètes en autre chose : une espèce d’épopée, rappelant le chef-d’œuvre d’Eduardo Galeano, Les Veines ouvertes de l’Amérique latine, énorme pavé composé d’une mosaïque de textes très courts et que, dit-on, Ugo Chavez a offert à Barack Obama au cours d’une rencontre diplomatique.
Geste de transmission indispensable, car c’est ici le point de vue d’un autre monde, d’une partie du monde jamais mise au centre des cartes. C’est bien l’énorme intérêt de ce bouquin. Car qui donc vous aurait signalé que Rosa Chavez a écrit :
Le monde dit qu’il est à bout, la musique sera le silence absolu, le silence absolu ne tiendra pas dans nos poitrines et nous exploserons. Pleurer ensemble sera une récompense, notre corps minuscule s’accouplera avec l’univers, nos organes génitaux seront des trous noirs pénétrés par l’infini, rien ne sera perdu, toute chose retrouvera le lieu qui est le sien, ce lieu auquel on a donné des noms communs parfois étranges, ce lieu que toutes les langues du monde ont inventé, ce lieu que nous n’avons jamais pu seulement imaginer.
(pp.268-269)
, que Roxana Mendez a écrit :
J’ai eu une belle vie :
Dix ans de guerre
Et trois tremblements de terre
Qui ont jeté la ville à terre,
Accomplissant la prophétie
de la grand-mère,
qui, plusieurs mois auparavant,
nous avait annoncé
la destruction terrible
avec cette même voix
qui nous racontait
les histoires douces
où tout était de la couleur
des noisettes sèches.
[…]
(pp.154-155)
, ou que José M. Hermoza a fondé le groupe Cornéliste, « pour une planète sans humains », au titre que
[…]
JE CROIS en le spam et en le virus
JE CROIS en l’humanité naturelle, libre de tout préjugé et de toute entrave
JE CROIS en l’expression sincère de l’humanité, authentique et sans complexes
JE CROIS en le dévouement corps et âme à cette humanité, en la manière de vivre la plus humaine et conséquente dont nous soyons capables, en le bonheur, l’insouciance, la tranquillité, la JOIE d’être humains comme la beauté des rubans dans les cheveux que le vent soulève
JE CROIS en tous les sentiments et sensations, en toutes les réactions qu’elles produisent, qui ont conduit, conduisent et conduiront toujours à notre disparition comme la dernière chaleur du feu de camp et sa fumée qui monte se mêler au rien humain qui est notre totalité
[…]
(pp.292-301)
Je m’arrête avant de citer tout le bouquin. On aura compris que les textes réunis ici partagent une ampleur, un foisonnement, une énergie, une rage* qui sont aussi les traits de Bouisset en tant que poète. Ce qui n’est pas si étonnant, Bouisset-poète s’étant nourri de ces œuvres – les nourrissant en retour.
Il y aurait une discussion passionnante à avoir sur le traducteur comme défricheur, sur la façon dont s’est opéré le choix des poèmes, comment tel ou tel recueil lui est parvenu, par écho, citation de poète à poète, hasard.
En attendant je tiens à dire une chose : il faudrait élever un monument aux traducteurs et aux traductrices qui œuvrent, souvent pour pas un rond, et sans gants, à la circulation de cette marchandise hautement inflammable qu’est la poésie, non sans, éventuellement, fournir un énorme boulot de négociation de droits avec des éditeurs éparpillés sur tout un continent.
Fuego del fuego est le fruit d’une douzaine d’années de travail. C’est un concours de circonstances et une urgence interne qui a poussé Laurent Bouisset à traduire, sur le tas, des poèmes qu’il publiait sur le blog éponyme. Boulot énorme déjà : on ne traduit pas un dictionnaire, mais un contexte historique, une cacophonie d’harmoniques intimes, de l’argot, des mots qui changent de sens d’un pays à l’autre, voire d’un poème à l’autre. Sans compter que notre héros c’est lancé dans la tâche – le sacerdoce – de la traduction avec un simple bagage d’hispanisant LV2 : aussi les traductions ont-elles été constamment retravaillées au fil des années, au prix d’efforts que je n’essaie même pas d’imaginer.
Et ça valait le coup, pour les lectrices et les lecteurs, pour les citoyens et citoyennes. A cet égard, le fait que le titre d’une partie soit un clin d’œil à Emmanuel Macron n’est pas un hasard. Fuego del fuego résonne comme un avertissement : nous vivons dans un pays en paix, mais gaffe, mais gaffe, le fascisme, la narcocratie ne pointent jamais loin sous le néolibéralisme débridé.
Les extrêmes-droites sont en pleine bourre, un Bolloré est en passe de racheter à peu près tout ce qui nous permet de nos informer, nos principaux moyens de communication quotidienne prennent une couleur trumpiste décomplexée. La poésie ne suffira pas à nous sortir de là, mais elle peut être un lieu de rassemblement, une source d’énergie.
Une invitation à taper des deux poings.
* Rage (Rabia) est le titre d’un recueil de Regina José Galindo traduit par Bouisset et paru aux éditions des Lisières en 2020. Lisez ça aussi. Vraiment.